Tribune

Le dilemme de la dette – Par Adair Turner et Susan Lund

Adair Turner, ancien président de l’Autorité britannique des services financiers, préside aujourd’hui l’Institut pour une nouvelle pensée économique. Son ouvrage intitulé Between Debt and the Devil sera publié par la Princeton University Press au printemps 2015.
Adair Turner, ancien président de l’Autorité britannique des services financiers, préside aujourd’hui l’Institut pour une nouvelle pensée économique. Son ouvrage intitulé Between Debt and the Devil sera publié par la Princeton University Press au printemps 2015.

LONDRES/WASHINGTON, DC – Les négociations controversées que mène la Grèce auprès de l’Ue replacent la dette au centre des débats entourant la croissance économique et la stabilité. La Grèce n’est toutefois pas le seul pays à rencontrer des difficultés dans le remboursement de sa dette existante, et encore moins dans l’atténuation du recours à l’emprunt. Ainsi serait-il judicieux que les négociations difficiles qu’elle conduit avec ses créanciers encouragent les autres États à prendre des mesures pour solutionner leur propre surendettement.
Bien entendu, l’endettement en lui-même n’est pas nécessairement quelque chose de grave. Pour autant, le recours excessif à l’endettement génère un risque de crise financière, susceptible de mettre à mal la croissance. C’est la raison pour laquelle il appartient au monde de se frayer un chemin de croissance moins mobilisateur de crédits, tout en trouvant le moyen d’éliminer les surendettements existants.
Afin de limiter la future accumulation de dettes, les États disposent de trois options. Tout d’abord, il leur serait possible d’entreprendre des mesures macroprudentielles contra-cycliques afin de rompre les cycles de crédits et de prévenir l’emprunt excessif. Par exemple, la mise en place de plafonds plus stricts concernant le ratio prêt-valeur, ainsi que de contraintes de capital plus exigeantes pour les banques, pourrait permettre de ralentir la croissance du crédit en période de surchauffe des marchés du logement ou de l’immobilier commercial. C’est pourtant l’approche précisément inverse qu’entreprennent à l’heure actuelle les États-Unis, où certains primo-accédants ont aujourd’hui la possibilité d’accéder à des prêts hypothécaires présentant un ratio prêt-valeur de 97 %.
Une deuxième stratégie d’atténuation de l’accumulation de dettes pourrait consister à introduire des contrats de prêts hypothécaires présentant davantage de partage des risques entre les emprunteurs et les prêteurs, fonctionnant pour l’essentiel selon une démarche hybride dettes-capitaux.
Comme l’a malheureusement illustré la Grande Récession, lorsqu’une période de montée en flèche des valorisations immobilières et d’augmentation de l’endettement des ménages est suivie d’une période de chute des prix, au cours de laquelle les ménages luttent pour se désendetter, les résultats peuvent se révéler catastrophiques. Il serait bon que l’inventivité financière, créatrice de nouvelles possibilités de prêts hypothécaires avant la crise, soit aujourd’hui exploitée en direction de l’élaboration de prêts plus flexibles permettant aux emprunteurs d’échapper au défaut de paiement.
L’un des exemples de cette démarche réside dans les prêts hypothécaires à « responsabilité partagée », dans le cadre desquels les paiements se trouvent réduits dans certaines circonstances, telles que baisse des prix immobiliers en dessous du prix d’achat de l’emprunteur. En contrepartie de cette flexibilité, le prêteur perçoit une part de toute plus-value en capitaux réalisée à l’issue de la vente du bien immobilier. De même, l’hypothèque continue ajuste les paiements et modalités en fonction des cas spécifiques, prenant par exemple en considération la perte d’emploi.
Une troisième option de limitation de l’accumulation des dettes consisterait à reconsidérer les règles fiscales les plus favorables à l’endettement. Dans de nombreux pays, les intérêts courus sur un prêt hypothécaire demeurent aujourd’hui déductibles fiscalement. Bien que le retrait progressif des mesures de ce type se révèle politiquement controversé, certains États – tels que le Royaume-Uni dans les années 1980 – sont parvenus à le faire. De même, bien que difficile, il ne serait pas impossible de réduire les mécanismes – présents dans le régime fiscal de la quasi-totalité des États – consistant à encourager l’endettement des entreprises.
Il incombe également aux Gouvernements de réduire la dette existante – et ainsi de remédier au déficit de demande globale auquel elle contribue. Il est tout simplement infaisable pour la plupart des États hautement endettés de s’extraire d’une telle dette. L’austérité à elle seule ne suffirait pas non plus, dans la mesure où elle exigerait des États qu’ils procèdent à des ajustements budgétaires – 5 % du Pib dans le cas de l’Espagne – que les citoyens refuseraient probablement, comme l’ont fait les Grecs.
Une approche plus efficace consisterait à faire intervenir un plus large ensemble d’outils, parmi lesquels une restructuration de la dette. Dans certains pays, la vente d’actifs publics ainsi que le prélèvement de taxes uniques chez les plus fortunés se révéleraient également utiles.
De leur côté, il appartient aux investisseurs, analystes et autres commentateurs de formuler un point de vue plus nuancé autour des véritables passifs de dette des Gouvernements. Ces dernières années, une grande partie de l’accumulation de dettes souveraines a découlé de l’assouplissement quantitatif, les banques centrales procédant à des achats massifs d’obligations étatiques. La Réserve fédérale américaine, la Banque d’Angleterre et la Banque du Japon détiennent aujourd’hui respectivement 16 %, 24 % et 22 % de l’ensemble des obligations en circulation.
Dans la mesure où les banques centrales appartiennent aux États, et où les intérêts versés sur les obligations en circulation se trouvent restitués aux Trésors nationaux, ces obligations étatiques sont fondamentalement différentes de celles que détiennent d’autres créanciers. Le fait de mettre l’accent sur la dette gouvernementale «nette» (qui exclut les détentions de dettes intra-gouvernementales, de type obligations détenues par les banques centrales) confère une approche bien plus efficace dans l’évaluation et la garantie du caractère tenable de la dette publique.
La crise économique mondiale a mis en lumière tout le défi que constitue la réduction de la dette – ainsi que les risques que soulève l’endettement excessif. La crise a néanmoins également intensifié la dépendance des États et des ménages à l’égard de l’endettement, faisant ainsi persister la hausse des niveaux de dettes – une tendance qui, si nous ne la surveillons pas, ne pourra qu’engendrer de nouvelles crises à l’avenir.
L’heure est venue de mobiliser notre inventivité financière en direction du développement de nouveaux outils et approches susceptibles de remédier à ces défis. Seulement alors l’économie mondiale pourra-t-elle évoluer sur une trajectoire de croissance viable.

Traduit de l’anglais par Martin Morel
Copyright: Project Syndicate, 2015.
www.project-syndicate.org


 

 

Plus de 50.000 milliards de dollars de dette planétaire

Depuis l’apparition de la crise financière mondiale en 2008, la dette planétaire a augmenté de 57.000 milliards $, dépassant ainsi le Pib mondial. La dette des États a connu une hausse de 25.000 milliards $, composée pour 19.000 milliards $ par les économies développées – conséquence directe d’une récession sévère, ainsi que des programmes de relance budgétaire et des sauvetages bancaires.
Bien que la dette des ménages américains ait considérablement diminué, principalement en raison des défauts de paiement hypothécaires, la dette des ménages dans de nombreux autres pays continue d’augmenter rapidement. Au sein de toutes les économies majeures, le ratio dette-Pib (comprenant à la fois la dette publique et privée) s’élève aujourd’hui au-dessus de son niveau de 2007. Cette accumulation de dettes s’explique principalement par la mise en œuvre d’efforts destinés à appuyer la croissance économique face aux vents contraires déflationnistes apparus après la crise de 2008. Ceci a particulièrement été le cas de la Chine, qui, aux côtés des autres économies en voie de développement, représente près de la moitié de la dette engagée depuis 2008. o

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