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Blanchiement d’argent: un ex-ministre de la Défense est visé

Le Burkina Faso s’est doté d’une loi relative à la «lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme» depuis mai 2016. Cette nouvelle loi, qui renforce les mesures de protection de l’intégrité et de la réputation du système financier national – étant donné que le pays disposait déjà de la loi 26-2006-AN relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux – entre en droite ligne des textes de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).

Pour les experts du GIABA, un certain nombre de facteurs ralentissent la marche de l’appareil judiciaire dans la lutte contre le blanchiment de capitaux (LBC). La «faible capacité des autorités de répression» est soulignée comme un handicap majeur pour l’effectivité et l’efficacité de la lutte dans 13 pays membres du GIABA. Parmi ces pays figure le Burkina Faso, où l’Etat a perdu de son autorité depuis l’insurrection populaire de 2014.
Il y a aussi la «supervision inadéquate» des entités déclarantes et «l’application laxiste de la loi» qui sont soulignées par 11 pays (dont le Burkina Faso) comme étant des facteurs ralentissant les efforts de LBC. Enfin, le «faible engagement politique» et «l’absence de cadre approprié de LBC» sont cités par des pays comme le Burkina Faso comme freins à la mise en œuvre des poursuites judiciaires.

Le 18 décembre 2018, l’Autorité supérieure de contrôle d’Etat et de Lutte contre la corruption (ASCE-LC) écrit au Premier ministre d’alors (Paul Kaba Thiéba) pour lui demander d’instruire son ministre de la Défense de montrer la licéité des fonds qui ont servi à la construction de sa propriété.
Cette requête a aussi concerné la propriété immobilière d’un autre ministre, Eric Bougouma, qui, lui, est toujours en fonction à la tête du département des Infrastructures.
C’est le 9 janvier 2019 que Jean-Claude Bouda recevra un courrier du Premier ministre, l’informant de la requête de l’ASCE-LC et l’invitant à s’exécuter. Le ministre de la Défense répondra le 15 janvier au chef du gouvernement par une lettre dont nous avons eu connaissance du contenu, dans laquelle il promet de s’exécuter. Mais entre-temps, intervient un remaniement ministériel qui l’éjecte du gouvernement.
L’ASCE-LC saisit le Procureur du Faso près le Tribunal de Grande instance de Ouagadougou qui, le 14 février 2019, requiert les services de Monsieur Raphaël Pikbougoum, expert immobilier agréé près les tribunaux et Cours du Burkina Faso, pour évaluer la propriété immobilière de l’ancien ministre.Le rapport de cette expertise montre que la résidence de Jean-Claude Bouda est estimée à 350 millions de francs CFA (l’équivalent de 14 écoles primaires de 6 classes, selon le standing reconnu par le ministère de l’Economie et des Finances). La même procédure a été requise pour la propriété du ministre des Infrastructures (Éric Bougouma) qui, elle, aurait une valeur comprise entre 70 et 75 millions de francs CFA (l’équivalent de 3 écoles primaires).

Blanchiment ou pas blanchiment

En attendant le dénouement de ces deux affaires qui restent pendantes devant la Justice, l’ex-ministre Bouda a diligenté une expertise immobilière qui a été menée par le président de l’Ordre des experts immobiliers lui-même. Et ce travail a donné un autre coût estimé à 205.373.400 FCFA, ce qui représente tout de même au moins huit écoles bien équipées.
Sachant que le salaire d’un ministre du Burkina Faso varie entre 800.000 F CFA et 1,5 millions F CFA, et à supposer que l’ex-ministre Bouda (tous émoluments confondus) a perçu un salaire de 3 millions FCFA par mois pendant 2 ans, il lui serait impossible de réaliser un tel investissement à 205.373.400 FCFA, comme tend à le montrer sa contre-expertise. Cela signifie qu’il aurait gagné (sans dépenser un copeck) plus de 8,5 millions le mois pendant deux ans.
Il est vrai qu’au regard du patrimoine présenté par M. Bouda à son entrée au gouvernement, il était déjà relativement riche. Mais la rapidité avec laquelle la propriété incriminée est sortie de terre suscite des interrogations sur la provenance des fonds qui ont servi à construire cette maison à Manga.
Dans le courrier qu’il a adressé le 27 mars 2019 à l’Autorité supérieure de contrôle d’Etat et de Lutte contre la corruption, qui lui avait demandé (un mois plus tôt par courrier) de fournir les justificatifs de construction de son bien immobilier, M. Bouda explique comment il a financé la construction de sa résidence.
A l’en croire, il a requis “le principe de l’auto-construction” qui consiste à construire soi-même son logement au lieu de confier les travaux à une entreprise spécialisée. “Je suis initiateur d’un projet immobilier à Manga pour répondre à l’appel du gouvernement du Burkina Faso invitant chaque force vive de la région du Centre-Sud à investir dans l’immobilier, à l’occasion de la fête du 11 décembre 2018, afin de contribuer au développement de la région”, écrit-il au Contrôleur général pour justifier le début de son projet.
Il explique que le terrain sur lequel la construction a été faite est sa propriété depuis 1975 et figurait déjà dans sa déclaration de biens à son entrée au gouvernement en 2016. Sa déclaration publique de biens d’entrée au gouvernement fait effectivement cas d’un champ de 30 ha acquis cependant en 1992 (Cf. la déclaration publique de biens de Jean-Claude Bouda lors de son entrée au gouvernement en janvier 2016. Selon M. Bouda, c’est depuis 2011 qu’il avait initié son projet immobilier avec un stockage d’agrégats et de parpaings estimés à 15.000.000 F CFA. Pour répondre à l’appel du gouvernement, dit-il, il a voulu réaliser le projet le plus important de sa vie en faisant appel à un ingénieur de conception en génie civil, à savoir Hamidou Sawadogo, qui est en service au ministère de l’Habitat. Le projet conçu par ce dernier est estimé à 180 591 570 F CFA et est composé d’un bâtiment principal de type F7, d’un bâtiment de type F3, de deux bâtiments de type F2, d’un magasin, d’un hangar et d’une cuisine extérieur. “Ce coût n’était pas à la portée de ma bourse”, a-t-il affirmé.
Et pour réunir l’argent nécessaire à la réalisation de ce projet, l’ancien ministre explique qu’il a dû vendre la moitié de son terrain (15 ha) à un opérateur économique ivoirien, qui est son ami, à 52 500 000 F CFA. Ce terrain comporte, selon ses dires, 12 900 pieds d’eucalyptus, 1 100 teks et 2 720 pieds d’anacardes. Après vérification, l’information peut être confirmée grâce aux documents de la transaction. Toutefois, il nous est impossible d’attester de leur authenticité.
Jean-Claude Bouda contracte ensuite un prêt de 13.000 000 F CFA auprès de sa banque, UBA, auquel il ajoute 20 160 000 F CFA mobilisés à partir de ses revenus réguliers (économies sur salaires, contrat de baux, dividendes, etc.). Ce qui lui donne, in fine, un montant total de 100.660.000 F CFA (ndlr: somme de 15.000.000+52.500.000+13.000.000+20.160.000), comme le montrent les documents qu’il nous a présentés le 11 août 2019 à son domicile à Ouagadougou.
A partir de là, “j’entrepris la réalisation de mon projet en auto-construction, toute chose qui réduirait les coûts de 50, voire 60 millions”, poursuit-il dans sa correspondance de justification à l’ASCE-LC. Avant d’ajouter que les économies qu’il a effectuées lors de ses missions de janvier 2016 à janvier 2019 (qu’il estime à 9.000.000 F CFA) ont été entièrement consacrées à la réalisation du projet; en plus de 3.000.000 F CFA qu’il a reçus de son épouse à titre de contribution. Ce qui porterait son apport personnel à 112.660.000 F CFA.

Une famille très généreuse

Pour réaliser le “projet le plus important de sa vie”, Jean-Claude Bouda dit avoir reçu aussi l’aide de quelques proches parents. Des parents d’ailleurs très généreux, au regard des efforts qu’ils auraient consacrés pour la construction du joyau de Manga.
En effet, selon les documents que nous avons pu consulter pour les besoins de cette enquête, Dr Lassina Zerbo, Secrétaire exécutif de l’Organisation du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (OTICE) depuis le 1er août 2013, et son épouse, Evelyne (par ailleurs sœur de Jean-Claude Bouda), consultante pour l’Organisation des Nations unies pour le développement de l’industrie (ONUDI), ont soutenu financièrement l’ex-ministre de la Défense dans son œuvre à hauteur de 68 438 000 F CFA. Pendant que son frère cadet, Aimé, entrepreneur dans les BTP et forages, lui, a délié le cordon de la bourse à hauteur de 15.300.000 F CFA. Ce qui donne un apport supplémentaire de 83.738.000 F CFA auquel il faut additionner la dette qu’a toujours M. Bouda envers l’entreprise de vente de matériaux de construction ERJF pour des achats à crédit d’une valeur de 8.975.400 F CFA.
Si l’on s’en tient donc aux documents de justification que Jean-Claude Bouda a adressés à l’ASCE-LC le 27 mars 2019, la propriété immobilière de Manga a été financée à hauteur de 205.373.400 FCFA par des ressources totalement licites et traçables par l’intéressé et ses proches. Reste à l’ASCE-LC et à la Haute Cour de justice (habilitée à connaître des affaires impliquant des ministres ou anciens ministres) de poursuivre le dossier pour confirmer ou infirmer la version de l’ancien membre du gouvernement du Burkina Faso.

Une enquête de CENOZO
(Cellule Norbert Zongo pour le journalisme d’investigation en Afrique de l’Ouest) en partenariat avec L’Economiste du Faso

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