Autrefois cité en exemple comme un pays modèle de liberté d’expression, tant son paysage médiatique était vivant, diversifié et indépendant, le Bénin a, depuis lors, perdu ce rang en Afrique de l’Ouest. A la recherche du gain financier, cette presse a cédé sa liberté à des hommes économiques et politiques qui la contrôlent à leur guise. Constat du Docteur Lucien Dagnon Batcho, qui a soutenu son doctorat sur le thème « Approche socioéconomique de la presse privée béninoise : problématique de la rentabilité et de la viabilité ». C’était le 22 octobre 2019 à l’IPERMIC de Ouagadougou, où il a obtenu la mention honorable du jury. Il revient, à travers cette interview, sur les grandes observations de son étude. Lisez plutôt !
L’Economiste du Faso : Quelles sont les motivations qui vous ont amené à vouloir décortiquer la thématique suivante : « Approche socioéconomique de la presse privée béninoise : problématique de la rentabilité et de la viabilité » ?
Docteur Lucien Batcho : Depuis la libéralisation de la presse béninoise dans les années 90, celle-ci évolue dans un environnement concurrentiel, les médias, notamment la presse privée, qui n’a pas de soutien public assez conséquent (la subvention de l’Etat insuffisante), ajouté au numérique qui prend de l’ampleur (forte concurrence des médias en ligne et des réseaux sociaux) sont en difficulté. Le système dans lequel ces médias évoluent est capitaliste (qui est la recherche effrénée du gain facile). Quid de la spécificité des médias (ce n’est pas un produit comme les autres). Aussi, on assiste à une forte concentration de la presse privée à Cotonou (près de 62 quotidiens) qui paraît. Comment cette soixantaine d’organes arrive-t-elle à survivre (viabilité) ? Où trouve-t-elle les ressources financières ? Comment elle arrive à satisfaire les facteurs de production ? Voici autant de motivations qui ont été à la base de ce travail scientifique. Ce choix a été guidé par plusieurs années d’observations et de pratiques dans le milieu de la presse.
Quelles en sont les observations auxquelles vous êtes parvenu ?
Nous avons bâti notre travail sur 5 organes qui sont les plus lus et les plus connus et qui respectent les standards d’une presse privée normale. Nous avons aussi eu des entretiens avec les agences de communication, le service public, les organes de régulation des médias… Il résulte de tous ces entretiens que la presse privée béninoise vit de deux principales ressources. Il y a les ressources directes propres à l’organe constituées des ventes des journaux (trop d’invendus) ; de la publicité (contrats de partenariat, de communication, prestations diverses (facturation des reportages) et l’aide à la presse. Les ressources indirectes sont constituées de tous les financements occultes qui ne figurent pas dans les livres comptables de l’entreprise. Sur cet aspect, nous ne nous sommes pas trop attardé car pas légal.
Autre constat : plus les revenus des organes sont importants, plus l’entreprise est autonome et n’est pas enclin aux pressions politiques et économiques. Aussi, nous remarquons une totale absence de management dans les organes de presse. C’est plutôt le règne de la débrouille et de l’autoritarisme qui entraîne de nombreux départs de journalistes. Je note que la plupart des médias du privé évoluent dans l’informel et les journalistes sont dans une précarité.
Dans votre présentation, vous parlez de journaux créés par des hommes politiques et économiques et même des journaux électoraux, créés à la veille de chaque élection. Expliquez-nous à quoi tout cela renvoie ?
Au Bénin, il y a des opérateurs économiques qui créent des organes juste pour faire leur propre publicité, au-delà de leur organe, contribuer à contrecarrer les attaques des opérateurs économiques concurrents (à démentir ou à alimenter la contestation). Les acteurs politiques créent aussi des organes juste pour leur visibilité. Ces organes font uniquement de la communication politique pour eux. Pour ce qui est des journaux électoraux, ce sont des organes qui sont instigués 6 mois à l’avance d’une échéance électorale importante pour faire du « tapage » médiatique autour d’un candidat ou de quelqu’un qui ambitionne d’accompagner ce candidat. Ainsi, si le candidat venait à gagner les élections, l’accompagnateur espère des dividendes tels qu’un poste nominatif ou un marché juteux. Malheureusement, cette dernière catégorie d’organes disparaît juste après les élections.
Des exemples concrets pour nous ?
Oui, j’ai des exemples concrets et même des noms de ces créateurs d’organes, mais permettez-moi de ne pas les citer. Sinon que le phénomène est si criard et cela déséquilibre l’information en période électorale. Des organes qui sont créés juste pour faire les louanges de ces personnalités et faire des attaques verbales à l’endroit d’autres candidats déclarés.
Votre constat est aux antipodes d’une vraie presse libre, indépendante. Alors, comment expliquez-vous que dans ces conditions, la Haute autorité de l’audiovisuelle et de la communication béninoise (HAAC) puisse laisser faire ?
C’est vraiment le mot que vous venez d’utiliser, laisse faire ; parce que la Haute autorité de l’audiovisuelle et de la communication a été décriée ces 15 dernières années. Sa composition est remise en cause par les professionnels des médias. Les conseillers qui sont à la HAAC sont des émanations des acteurs politiques. De ce fait, on ne peut qu’assister à un laisser-aller. Sur les 9 conseillers, vous avez 3 qui sont des professionnels des médias, les autres sont nommés par le président de la République et le président de l’Assemblée nationale (or les deux cités sont du même parti politique). Un exemple : les journaux qui sont généralement suspendus, sont les journaux très critiques envers le pouvoir en place, cela démontre que la HAAC ne peut pas sanctionner un organe qui fait de la propagande au profit du pouvoir en place. Ils sont nommés, donc ils sont redevables à ceux qui les ont mis là-bas.
Cette mainmise des hommes politiques et économiques dans le contrôle des médias béninois ne biaise-t-elle pas le jeu démocratique ?
Votre question est pertinente. C’est malheureusement le cas. Or, les médias sont là pour créer le pluralisme d’opinion et permettre à toutes les sensibilités de s’exprimer. Quand un homme politique se met avec un homme économique ou vice versa pour créer un organe, ils vont concentrer tout. L’exemple palpable c’est avec Silvio Berlusconi en Italie. Et la tendance béninoise est l’exemple cité. Le secteur est caporalisé par des hommes politiques et économiques qui gèrent les médias à leur guise. Alors que les médias devraient aider à construire un Etat de droit démocratique.
Ce que vous dites est si grave car provenant d’un pays autrefois cité comme un modèle démocratique…
Le Bénin a été un exemple de démocratie et les études l’ont démontré. Aussi, au niveau de la presse, le Bénin était cité parmi les meilleurs dans le monde (1990-2006), dépassant même la France. Malheureusement, aujourd’hui, nous occupons la 31e place en Afrique, cela montre que le Bénin est en train de dégringoler. Plusieurs facteurs ont contribué à cette déliquescence.
Quelle est la part des annonceurs dans les recettes de la presse privée béninoise ?
L’étude a révélé, en réalité, que le secteur privé contribue énormément dans les recettes de la presse privée. Malheureusement, ce secteur privé ne se dissocie pas du secteur public (beaucoup d’accointances entre les opérateurs économiques et les hommes politiques). Aussi, nous sommes dans un pays qui ne dispose pas encore de Code de la publicité, pas de régie publicitaire. C’est à la tête du client que les contrats sont attribués.
Dans votre étude, vous dites que la presse privée béninoise peut être viable à condition de remplir certaines exigences. Lesquelles ?
Respect rigoureux des textes régissant la création des organes. Le dossier de création doit comporter un plan d’affaires, un plan de financement, un personnel recruté et déclaré avec un salaire décent et au-delà, il faut un suivi. Revoir le profil du demandeur, car on peut être journaliste et ne pas être un bon manager, parce qu’ici, nous parlons d’entreprise. Et les propriétaires de presse doivent être déclarés, car il y a trop de prête-noms dans la presse privée béninoise.
Nous voulons voir la mise en place d’une régie publicitaire, l’adoption d’un Code de publicité et qu’on revoie le tirage des journaux. Au Sénégal, par exemple, si le tirage n’atteint pas 5.000 exemplaires, vous ne pouvez pas bénéficier de subvention. Avoir un œil dans l’apport du média dans le débat public, il ne suffit plus d’exister pour exister.
Avoir un respect scrupuleux de la ligne éditoriale. Car il y a des lignes éditoriales qui fluctuent au gré des intérêts économiques et politiques, et cela biaise le jeu démocratique. Il faut une veille concurrentielle et commerciale. Beaucoup d’entreprises n’ont pas de stratégie commerciale, alors qu’ils vendent quelque chose de spécifique.
Nous sommes favorables qu’on ouvre le capital des entreprises constituées (très souvent, le capital est porté par le seul promoteur). Des journalistes nous ont dit que quand ils regardent le train de vie de leur « patron », eux aussi préfèrent aller créer un journal pour devenir riche. Vous voyez la mentalité : « autant être patron qu’être travailleur ». Ils créent, ils partent faire la courbette aux hommes politiques et deux jours après, leur train de vie change aussi. Il faut ramener l’éthique et la déontologie dans les rangs.
Parlez-nous de la convention collective qui date de 2008 ?
Au Bénin, cette convention collective est caduque, car dépassée.
A propos de la subvention accordée à la presse privée par l’Etat, vous dites être contre ?
Je suis pour le libéralisme. De ce fait, seule la compétition entre entreprise doit prévaloir ; parce qu’il y a des organes qui n’existent que sur papier, créés juste pour bénéficier de cette subvention et après, disparaître, cela n’est pas normal. Avec l’infographie, les gens montent des Unes et le lendemain, tu vas au kiosque à journaux, tu ne trouves pas le journal en question, et après, on veut prétendre aux subventions. Si les médias ne participent pas à l’éveil de conscience des citoyens et à la formation comme le prévoit la Constitution, pourquoi devrait-on leur donner l’argent du contribuable ?
Etes-vous optimiste ou pessimiste pour une renaissance de la presse privée béninoise ?
Je suis optimiste. Je crois que tout n’est pas perdu. Mais, il faudra que les professionnels des médias prennent réellement conscience du danger qui les guette.
Quelle suite après le doctorat ?
Nous sommes passionné par l’enseignement et la recherche, la voie est désormais ouverte pour nous. o
Interview réalisée par Ambèternifa
Crépin SOMDA
Voyez-vous des similitudes entre les maux qui minent aujourd’hui, l’indépendance véritable d’une presse béninoise et celle burkinabè ?
Pour la petite expérience que je sais de la presse privée burkinabè, je dirai qu’on peut se féliciter de celle-ci ; parce qu’il y a au Burkina Faso, des organisations professionnelles sérieuses, des organes de presse sérieux. Aussi, des contrats de travail sont signés entre le patronat de presse et les journalistes. C’est vrai qu’il y a des similitudes au niveau des salaires qui sont encore dérisoires, toutefois, des efforts sont faits au Burkina Faso. Ici, la subvention de l’Etat est plus élevée qu’au Bénin et les acteurs sont conscients de leur apport dans l’ancrage démocratique. Au Burkina Faso, on ne peut pas établir un lien entre un promoteur de média avec le milieu politique facilement. On peut suspecter, mais on ne peut pas établir un lien de façon formelle. Dans les contenus, le pluralisme est observé.